6.
Silencieux revenait d’un long voyage en Nubie au cours duquel il avait visité les mines d’or, les carrières et les nombreux sanctuaires édifiés par Ramsès le Grand, dont les deux temples d’Abou Simbel qui célébraient la lumière divine, la déesse des étoiles et son amour éternel pour la grande épouse royale Néfertari, trop tôt disparue. Silencieux avait séjourné dans les oasis et passé des semaines, seul, dans le désert, sans redouter la compagnie des bêtes sauvages.
Héritier d’une dynastie familiale de la Place de Vérité, Silencieux, dont le destin de sculpteur semblait tout tracé, façonnerait des statues de divinités, de notables et d’artisans de sa confrérie afin de poursuivre la tradition fidèlement transmise depuis le temps des pyramides. Avec l’âge, on lui donnerait de plus en plus de responsabilités et, à son tour, il communiquerait son savoir à son successeur.
Mais restait une condition qui n’avait pas encore été remplie : entendre l’appel. Il ne suffisait pas d’avoir un père artisan, ni d’être un bon technicien pour voir s’ouvrir la porte de la confrérie ; chacun de ses membres avait pour titre « celui qui a entendu l’appel[1] », et chacun savait de quoi il s’agissait sans jamais le formuler.
Le jeune homme n’ignorait pas que seule la rectitude lui permettrait d’être aimé du métier, et il était incapable de mentir : cet indispensable appel, il ne l’avait pas entendu. Lui, dont la parole était si rare qu’on l’avait surnommé « Silencieux », souffrait de ce mutisme qu’aucun écho n’avait brisé.
Son père et les hauts responsables de la confrérie avaient admis que l’attitude de Silencieux était la seule acceptable : explorer le monde extérieur et, si les dieux le favorisaient, y entendre enfin l’appel.
Mais le jeune homme ne supportait pas de vivre loin de la Place de Vérité, de cet endroit unique où il était né, avait grandi et avait été élevé avec une rigueur qu’il ne regrettait pas. Y retourner étant impossible, il éprouvait la douloureuse sensation de se perdre chaque jour davantage et de n’être qu’une ombre solitaire.
Silencieux avait espéré que ce voyage et les puissants paysages de Nubie créeraient les conditions nécessaires pour faire retentir la voix mystérieuse ; mais rien ne s’était produit, et il ne lui restait plus qu’à errer, en allant de petit métier en petit métier.
En Nubie, il avait essayé d’oublier la Place de Vérité et les maîtres qu’il vénérait ; mais ses efforts étaient restés vains. Aussi était-il revenu à Thèbes pour se faire engager dans une équipe d’ouvriers qui construisaient des maisons non loin du temple de Karnak.
Le propriétaire de l’entreprise de bâtiment avait dépassé la cinquantaine et il boitait, à la suite d’une chute du haut d’un toit. Veuf et père d’une fille unique, il n’appréciait pas les bavards et les prétentieux. Aussi le comportement de Silencieux le satisfaisait-il au-delà de ses espérances. Sans ostentation, le jeune homme montrait l’exemple à ses camarades qui, pourtant, le regardaient d’un œil mauvais : trop consciencieux, trop travailleur, trop renfermé. Par sa simple présence et sans le vouloir, il mettait leurs défauts en lumière.
Grâce à son nouvel ouvrier, le patron avait terminé une maison de deux étages un bon mois avant la date prévue. Très satisfait, l’acheteur ne tarissait plus d’éloges sur l’entrepreneur et lui avait procuré deux nouveaux chantiers.
Ses collègues étaient rentrés chez eux, Silencieux nettoyait les outils comme le lui avait appris un sculpteur de la Place de Vérité.
— Je viens de recevoir une jarre de bière fraîche, lui dit son patron. Tu en boiras bien une coupe avec moi ?
— Je ne voudrais pas vous importuner.
— Je t’invite.
Le patron et son employé s’assirent sur des nattes, dans la cahute qui servait d’abri aux ouvriers pour faire la sieste. La bière était excellente.
— Tu ne ressembles pas aux autres, Silencieux. D’où es-tu originaire ?
— De la région.
— Tu as de la famille ?
— Un peu.
— Et tu n’as pas envie d’en parler... Comme tu voudras. Quel âge as-tu ?
— Vingt-six ans.
— Il est grand temps de te fixer, ne crois-tu pas ? Je sais juger les hommes : tu travailles de manière remarquable et tu ne cesseras de te perfectionner. En toi, il y a une qualité rare l’amour du métier. Elle te fait oublier tout le reste, et ce n’est pas tellement raisonnable... Il faut songer à ton avenir. Je commence à vieillir, mes articulations me font souffrir, et je traîne de plus en plus la jambe. Avant de t’embaucher, j’avais pris la décision d’engager un contremaître qui me remplacerait peu à peu sur les chantiers, mais il n’y a rien de plus difficile que de trouver quelqu’un de confiance. Veux-tu être celui-là ?
— Non, patron. Je ne suis pas né pour diriger.
— Tu te trompes, Silencieux. Tu feras un bon contremaître, j’en suis persuadé. Mais je t’ai bousculé... Réfléchis au moins à ma proposition.
Silencieux hocha la tête.
— J’ai un petit service à te demander. Ma fille s’occupe d’un jardin, à une heure de marche d’ici, en bordure du Nil, et elle a besoin de poteries pour protéger les jeunes pousses. Peux-tu les charger sur le dos d’un âne et de les lui apporter ?
— Bien entendu.
— Çà te vaudra une prime.
— Je dois y aller tout de suite ?
— Si ça ne t’ennuie pas... Ma fille s’appelle Claire[2].
Le patron décrivit l’itinéraire en détail, Silencieux ne pourrait pas se tromper.
L’âne s’ébranla, avançant de son pas tranquille et sûr. Silencieux vérifia que le poids ne fût pas excessif et marcha à ses côtés. Il emprunta d’abord des ruelles puis un chemin de terre qui longeait de petites maisons blanches séparées par des potagers.
Le doux vent du nord venait de se lever, préludant à une soirée paisible où les familles se réuniraient pour évoquer les menus événements de la journée ou pour écouter un conteur qui les ferait rire et rêver.
Silencieux réfléchissait à la proposition de son patron, sachant déjà qu’il ne l’accepterait pas. Il n’y avait qu’un seul endroit où il eût aimé se fixer, mais c’était impossible sans avoir entendu l’appel. Dans quelques semaines, il partirait pour le Nord et poursuivrait son existence de nomade.
Parfois, il avait envie de se mentir, de courir jusqu’au village et d’affirmer qu’il avait enfin reçu l’appel qui lui ouvrirait les portes de la confrérie. Mais la Place de Vérité ne portait pas ce nom-là par hasard... Maât y régnait, sa règle était la nourriture quotidienne des cœurs et des esprits, et les tricheurs finissaient toujours par être démasqués. « Tu dois haïr le mensonge en toutes circonstances, car il détruit la parole, lui avait-on enseigné. Il est ce que déteste Dieu. Quand le mensonge prend la route, il s’égare, ne peut traverser en bac et ne fait pas bon voyage. Celui qui navigue avec le mensonge n’accostera pas, et son bateau ne rejoindra pas son port d’attache. »
Non, Silencieux ne transigerait pas. Même s’il ne pouvait accéder à la Place de Vérité, il respecterait au moins l’engagement reçu. Une maigre consolation, certes, mais qui lui permettrait peut-être de survivre.
Un fort courant animait le Nil, aussi bleu que le ciel. Ne prétendait-on pas que ceux qui s’y noyaient voyaient leurs fautes effacées par le tribunal d’Osiris et ressuscitaient dans les paradis de l’autre monde ?
Dévaler la berge, plonger, se refuser à nager et remercier la mort de venir vite pour oublier une existence dépourvue d’espérance... C’était le seul appel que Silencieux entendait. Mais un détail l’empêcha de s’offrir au Nil : on lui avait confié une tâche, et il devait se montrer digne de cette confiance. Sa mission remplie, il se libérerait enfin de ses chaînes grâce à la générosité du fleuve qui emporterait son âme vers l’au-delà.
L’âne quitta le sentier principal, passa à gauche d’un puits et se dirigea droit vers un jardin clos de murets. Ce ne devait pas être la première fois que le quadrupède se rendait là, et il avait gardé le parcours en mémoire.
Un grenadier, un caroubier et un arbre que Silencieux ne connaissait pas répandaient une ombre bienfaisante sur le jardin où s’épanouissaient des centaurées, des narcisses et des soucis. Mais la beauté des fleurs n’était rien en comparaison de celle de la jeune femme vêtue d’une robe blanche immaculée. Agenouillée, elle faisait des plantations.
Tirant sur le blond, ses cheveux étaient libres et tombaient en volutes sur ses épaules. Son profil avait la perfection du visage de la déesse Hathor, telle que Silencieux l’avait vue sculptée par un artisan de la Place de Vérité, et son corps était aussi souple qu’une palme ondulant dans le vent.
L’âne mâcha quelques chardons, Silencieux crut s’évanouir quand la jeune femme se retourna et le contempla de ses yeux bleus comme un ciel d’été.